Réplique à Gilles Duceppe – Dénonciation d’un climat de suspicion

par Siegfried L. Mathelet

Pendant près d’un an, nous avons eu le privilège de côtoyer Gilles Duceppe au sein du Bloc Québécois (BQ). Nous avons découvert un homme rigoureux et cultivé qui, en plus d’une maîtrise exemplaire de ses dossiers, prenait le temps de lire un roman par semaine. C’était aussi l’époque où la direction du BQ ne craignait pas de miser fortement sur l’inclusion en clamant haut et fort que nous sommes toutes et tous Québécois. L’époque où il soutenait Adil Charkaoui dans son combat judiciaire et l’accompagnait dans son opposition aux dérives sécuritaires d’Ottawa. Malgré quelques tergiversations de sa part, nous nous souvenons que Gille Duceppe s’est également prononcé contre le projet discriminatoire du dernier gouvernement péquiste.

Néanmoins, ce que nous lisons aujourd’hui sous sa plume tranche avec notre souvenir de rigueur intellectuelle. Dernièrement, monsieur Duceppe accusait le coordinateur du Collectif Québécois contre l’islamophobie (CQCI) d’être irresponsable[i]. Monsieur Duceppe estime que cet organisme aurait dû dénoncer plus fermement les gestes criminels de Saint-Jean-sur-Richelieu et d’Ottawa. Ayant travaillé avec le CQCI dans la rédaction de son dernier Mémoire, c’est à titre personnel que nous aimerions revenir sur le fond et sur la position exacte du CQCI dans cette affaire.

Nous pouvons accepter que monsieur Duceppe nourrisse un désaccord sur la posture à adopter pour lutter efficacement contre l’islamophobie. Cependant, telle qu’il les formule, ses accusations sont plus qu’infondées. Elles sont inventées.

Monsieur Duceppe reproche à monsieur Charkaoui de ne pas avoir dit que « les tueurs sont nés au Québec et [ne sont] non pas de « méchants immigrants » venus semer la violence ici. ». Pourtant, Adil Charkaoui déclarait : « Martin Couture-Rouleau et Michael Zehaf-Bibeau ne sont ni des jeunes radicalisés (25 et 32 ans!) ni des immigrants mal intégrés ni des fondamentalistes endoctrinés par les mosquées locales »[ii]. Comment être plus clair ? Et pourquoi monsieur Duceppe prétend-il le contraire ?

Pour monsieur Duceppe, l’islamophobie existe au Québec, mais il est injuste de reprocher à plusieurs média de la répandre dans la foulée des derniers événements. Or, cette affirmation ne résiste pas même à une analyse primaire. Les propos les plus grossiers se retrouvent dans un article du Trouble-Voir justement nommé « Les nonos se radicalisent »[iii]. Nous ne referons pas ici la liste des principaux Maurrais, Martineau, Durocher, Payette et autres. Rappelons plutôt que les motivations du forcené d’Ottawa ne sont pas encore claires.

Pour monsieur Duceppe, fait étonnant et alors même qu’une manifestation du Collectif « Échec à la guerre » a lieu ce dimanche, il ne faut pas non plus critiquer la récupération de ces événements par les va-t-en-guerre du gouvernement Harper. Ce serait rendre ce gouvernement responsable de ces tragiques événements. Pour nous, il s’agit au contraire d’un enjeu politique majeur. Des journalistes comme Glen Greenwald ont relié les causes profondes de ce terrorisme antioccidental aux treize années de guerre dans lesquelles s’est enlisé le Canada, tous gouvernements confondus. Plusieurs experts en sécurité dénoncent la surenchère sécuritaire. Mais ce n’est pas ce que fait ici le CQCI ni son porte-parole. Encore une fois, monsieur Duceppe invente.

Ce que craint le CQCI, c’est que dans la foulée de la récupération belliciste des événements, les propos islamophobes ne viennent alimenter cette rhétorique de guerre, alors que cette même rhétorique fait aussi partie des facteurs qui renforcent la crainte et le préjugé à l’endroit des musulmanes et musulmans ; lesquels craintes et préjugés motivent de plus belle les propos islamophobes.

Venons-en maintenant à la posture du CQCI qui, derrière les accusations fausses ou non fondées, dérange tant de commentateurs. Convenons que la lutte antiraciste est complexe et donne lieu à diverses positions. Inutile de sombrer dans l’enflure verbale pour traiter les positions concurrentes d’irresponsables. Plusieurs personnes musulmanes ont choisi de toute bonne foi de se dissocier publiquement de toutes les exactions commises au nom de l’islam. Le mouvement « Not in my name » en est l’incarnation.

Le CQCI, comme d’autres organismes de lutte contre l’islamophobie, n’adhère toutefois pas à cette position. Le CQCI constate d’abord une forte pression en faveur de cette dissociation qui vient de l’extérieur de la communauté musulmane. Il considère que cette pression est indue et alimentée par une conception très polarisée dans laquelle il y a des bons musulmans et des mauvais musulmans. Le problème est que, partant de là, se forme un discours public qui assigne chaque musulman, chaque musulmane à montrer patte blanche. Ceci crée un climat de suspicion vécu au quotidien.

Le CQCI interprète donc le mouvement de dissociation essentiellement comme une réaction à une pression sociale déjà teintée d’islamophobie qui assigne tous les musulmans ou musulmanes à démontrer leur loyauté. Ce qui, bien sûr, n’est pas exigé des autres citoyens. Le CQCI refuse de cautionner ce régime d’exception. Il le dénonce.

Du fait, c’est ce qu’exprimait son porte-parole, le CQCI déplore d’avoir à montrer patte blanche avant même de pouvoir dénoncer la pression indue qui pèse sur les musulmanes et musulmans chaque fois qu’on leur demande de montrer patte blanche.

Pour notre part, nous déplorons que Gille Duceppe, qui n’a su défendre ses positions d’antan contre l’accusation de « dénationalisation tranquille », sente aujourd’hui le besoin d’inventer et d’abdiquer la critique du gouvernement fédéral pour joindre sa voix au concert d’éditorialistes qui cultivent le sensationnalisme afin de décrédibiliser un des rares acteurs communautaires qui dénonce l’islamophobie.

 

Siegfried L. Mathelet
Chargé de Cours, UQAM
Ph. D. Docteur en philosophie
Président du Forum Jeunesse du Bloc Québécois (de 2001 à 2003)